L’effet caméléon chez l’être humain

Maggie Lévesque

Étudiante à la maîtrise en sciences du langage

L’effet caméléon chez l’être humain

Maggie Lévesque

Étudiante à la maîtrise en sciences du langage

Comme toutes les langues vivantes*, la langue française n’est pas homogène. Elle varie sous plusieurs angles, notamment celui de la géographie. Les différentes variétés* de français qui en émergent sont en fait hiérarchisées dans l’imaginaire linguistique* des francophones. Cette asymétrie linguistique* amène les gens à adapter leur façon de parler selon la personne avec qui ils interagissent. À l’image du caméléon qui modifie les couleurs apparaissant sur son corps selon le décor dans lequel il se trouve, l’être humain modifie ses pratiques linguistiques* selon la personne à qui il s’adresse.

Vous est-il déjà arrivé de discuter avec quelqu’un n’ayant pas la même variété de français que vous et de prendre conscience que certains mots ou certains sons ne sont pas bien compris ou bien perçus de votre part ou de la part de de l’autre ? Si tel est le cas, vous avez peut-être modifié votre vocabulaire ou votre accent pour mieux vous comprendre ou vous percevoir plus favorablement. En vérité, adapter sa façon de parler lorsque l’on est en interaction avec quelqu’un n’ayant pas la même variété de langue que soi est un comportement commun aux êtres humains, processus que l’on appelle accommodation linguistique. Un fait intéressant, c’est qu’un processus similaire s’opère également chez le caméléon. Chez ce dernier, modifier son apparence de couleurs lui est utile pour le camouflage, la régulation de sa température ou la préservation de son territoire. Chez l’être humain, modifier son comportement linguistique* lui est principalement utile pour se rapprocher de l’autre et faciliter l’échange ou encore pour rester fidèle à sa propre identité sociale. Ainsi, tant le comportement de l’être humain que celui du caméléon sont le résultat d’une adaptation à leur environnement.

Se fondre dans le décor…

Tant le caméléon que l’être humain peuvent, selon la situation, se fondre dans le décor. Du côté du caméléon, s’il veut se cacher des prédateurs ou capter la chaleur du soleil ou encore s’il perd le combat contre les autres mâles et qu’il doit se soumettre, il affichera des couleurs plus sombres, notamment celles s’apparentant aux branches et au feuillage. Du côté de l’être humain, s’il veut masquer ses différences, faciliter la communication ou se distancier de sa propre identité sociale, il évitera certaines formes linguistiques qu’il croit peu ou pas utilisées par l’autre personne. Il utilisera plutôt celles qu’il croit faire partie de l’usage de l’autre, stratégie que l’on appelle convergence. Cette stratégie n’implique cependant pas que des gains. Elle a également des coûts, notamment une possible perte d’identité personnelle ou sociale.

…ou afficher ses couleurs

Le caméléon et l’être humain peuvent également, selon le contexte, afficher leurs couleurs. Chez le caméléon, s’il veut défendre son territoire ou impressionner une femelle en combattant les mâles environnants, il affichera des couleurs très vives, comme le jaune et l’orangé. Chez l’être humain, s’il veut souligner ses différences ou se rapprocher de sa propre identité sociale, il accentuera ses particularités linguistiques*, c’est-à-dire les traits qui le distinguent des autres, stratégie que l’on appelle divergence. Cette stratégie implique également le risque d’un bris partiel, voire d’une rupture complète de l’interaction.

Mais rien n’est tout noir ou tout blanc

Évidemment, rien n’est tout noir ou tout blanc : tout se situe sur un continuum. Pour le caméléon, la couleur de sa peau étant déjà d’une couleur terne à la base, un seul changement de couleur particulier peut requérir un délai d’une minute et demie avant de se réaliser complètement. L’être humain, lui, peut adopter une stratégie intermédiaire aux deux premières, que l’on appelle maintenance. En effet, il peut également conserver ses propres traits sans les amplifier. Cette stratégie peut être soit la preuve d’un signe d’insensibilité ou d’inconscience face au style des autres, soit la preuve d’une tentative délibérée d’affirmer son identité ou son autonomie sans amplifier son accent.

Ainsi, les trois stratégies du processus d’accommodation linguistique, à savoir les stratégies de convergence, de divergence et de maintenance, se placent sur un continuum et ne sont pas étanches les unes par rapport aux autres. Au cours d’un interaction, un individu peut par exemple adopter certains traits qui semblent appartenir à l’identité sociale de l’autre personne tout en en conservant, voire en en amplifiant d’autres appartenant à sa propre identité sociale.

Enfin, il peut survenir des tensions entre l’intention du ou de la locuteur·rice et la perception de ce choix par l’interlocuteur·rice. Trop s’accommoder pourrait être perçu par l’autre comme une forme de moquerie, s’agissant ici d’une impression de sur-accommodation. L’inverse pourrait être perçu par l’autre comme de la prétention, s’agissant ici d’une impression de sous-accommodation. Par conséquent, il existe deux implications importantes liées à la sur-accommodation et à la sous-accommodation. La première est que les intentions d’un·e locuteur·rice peuvent être mal interprétées par l’interlocuteur·rice. À titre d’exemple, le choix de converger pourrait être perçu comme paternaliste si la convergence est trop prononcée. La deuxième est que le même comportement peut être interprété différemment selon l’interlocuteur·rice visé·e, ce qui témoigne du caractère dynamique et hautement subjectif de ces impressions. À titre d’illustration, le choix de converger vers l’anglais, en contexte montréalais, peut notamment être perçu tantôt comme un signe de respect pour la communauté anglophone, tantôt comme un affront pour la communauté francophone. Tout est une question de perception.

Quoi qu’il en soit, pour que le processus d’accommodation linguistique se déclenche, il faut que les individus qui interagissent ensemble ne possèdent pas la même variété de langue. Dans cette perspective, la perception de l’accent occupe une place importante dans le processus d’accommodation. En effet, ce processus entre en jeu seulement si le ou la locuteur·rice perçoit chez l’autre un accent différent du sien. Selon vous, seriez-vous en mesure d’identifier la variété de langue d’une autre personne ? La question se pose, car plusieurs recherches menées en contexte francophone ont montré que, bien que l’on puisse prétendre être capables, en théorie, d’identifier l’accent ou la nationalité des autres, il serait plus difficile d’y parvenir en pratique qu’il n’y parait.

Lexique

Langue vivante : Langue spontanément et effectivement parlée par une communauté linguistique.

Variété linguistique : Sous-ensemble de faits de langue caractérisant le plus couramment un groupe géographique. En contexte francophone, on peut dire que le français est une langue dans laquelle se retrouvent les variétés québécoise, française, belge, suisse, etc.

Imaginaire linguistique : Monde de l’imagination dans lequel se trouvent les différentes opinions émises par les locuteurs sur leur langue et sur les usages qu’ils en font.

Asymétrie linguistique : Réalité selon laquelle les variétés d’une même langue ne se trouvent pas sur un même pied d’égalité. Dans l’imaginaire linguistique des francophones, la variété parisienne serait centrale et la plus légitime, alors que les autres variétés seraient moins légitimes et graviteraient autour de la variété parisienne.

Pratiques linguistiques : Manière habituelle d’utiliser la langue chez un locuteur.

Comportement linguistique : Manière donc la langue, chez un locuteur, évolue dans des conditions données ou d’une manière générale.

Particularités linguistiques : Traits linguistiques particuliers, propres à une personne ou à une communauté linguistique donnée.

Découvre l'autrice

Maggie Lévesque

Maggie est étudiante à la maîtrise en sciences du langage à l’Université de Sherbrooke. Dans le cadre de son mémoire, elle s’intéresse tout particulièrement au phénomène de l’accommodation linguistique dans un contexte d’interaction entre des francophones appartenant aux communautés québécoise, belge et française. Comme méthode d’enquête, elle a confectionné un jeu de société semblable à celui de battle ship, lui permettant ainsi d’amalgamer la science et l’art dans son projet de mémoire, d’autant plus qu’elle est une passionnée et adepte de l’origami.

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2 Comments

  1. Danielle Roy dit :

    Texte et analogie très intéressant. Bravo Maggie!

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