La fatigue cognitive, cette nuisible carence d’énergie

Romane Masson

Étudiante au baccalauréat en psychologie

La fatigue cognitive, cette nuisible carence d’énergie

Romane Masson

Étudiante au baccalauréat en psychologie

Le contrôle de soi permet d’accéder à certains idéaux individuels, moraux ou sociaux grâce à la correction de réactions impulsives. Puisque cette capacité relève d’une quantité limitée d’énergie, un effort de contrôle de soi diminue temporairement les ressources assurant son utilisation ultérieure. Cet état de carence appelé « fatigue cognitive » augmente l’influence des attitudes inconscientes sur le comportement et diminue celle des attitudes conscientes, pouvant ainsi conduire à des actions automatiques et contraires à la volonté de l’individu, comme exprimer de l’agressivité.

Olivia vient de terminer une longue semaine d’examens finaux. Elle a étudié sans répit pendant des jours, en plus de passer ses soirées sur son lieu de travail afin de répondre aux demandes incessantes de son patron. Sa partenaire, heureuse de la retrouver enfin, se moque gentiment de la voir écrasée sur le canapé. Ça y est, Olivia n’en peut plus : elle lui déverse toute sa colère. Comment expliquer cet accès de rage envers sa partenaire innocente ?

 

Le contrôle de soi représente la capacité de résister aux diverses pulsions et tentations afin de rendre ses comportements conformes à des valeurs, standards moraux ou attentes sociales, ou d’atteindre divers objectifs à long terme1. Tel un réservoir d’essence, la capacité de contrôle de soi renferme une quantité limitée d’énergie. Ainsi, tout individu exerçant un contrôle sur ses actions puise dans son réservoir d’énergie, et ce, jusqu’à ce que la quantité d’énergie diminue ou que le réservoir se retrouve « à sec ». Cet individu se retrouve alors dans un état temporaire de « fatigue cognitive », caractérisé par une réduction des ressources disponibles pour le contrôle de soi. Cet état d’épuisement détériore l’aptitude à se contrôler pour tout acte subséquent1. Par exemple, après sa période d’examens, Olivia aurait exercé son contrôle personnel au maximum de ses capacités en s’efforçant de contenir son stress et de résister à la procrastination. Par conséquent, elle n’aurait plus d’énergie pour maitriser à nouveau ses émotions avec sa partenaire.

 

Faire fausse route en état de fatigue cognitive

Lorsque l’individu est en état de fatigue cognitive, ses valeurs, standards moraux ou attentes sociales ne parviennent plus à réguler ses actions et, en conséquence, celui-ci peut adopter des comportements contraires à sa volonté2. Par exemple, une recherche révèle que lorsque des étudiant·es sont confronté·es à une proposition politique contraire à leurs attitudes, ceux et celles en état de fatigue cognitive y répondent plus favorablement que ceux et celles n’ayant pas eu à exercer leur contrôle de soi3. Aussi, des individus ayant adopté une diète mangent davantage de bonbons quand ils sont en état de fatigue cognitive que lorsque leurs ressources de contrôle de soi sont suffisamment élevées2.

 

En plus d’inciter l’individu à adopter des comportements indésirables pour lui-même, la fatigue cognitive pourrait augmenter l’agressivité envers autrui. Effectivement, un seul acte de contrôle de soi peut suffire à épuiser l’énergie du réservoir et, ainsi, réduire la capacité à inhiber le comportement agressif lors d’un acte subséquent4,5. Par exemple, une étude indique que des participant·es ayant préalablement exercé leur contrôle personnel en s’empêchant de manger d’appétissants biscuits expriment plus d’agressivité envers l’expérimentateur que ceux et celles n’ayant pas eu à contrôler leur gourmandise6.

Figure 1 – Exemple de la détérioration de la capacité de contrôle de soi.

En mode pilote automatique 

Comment un individu paisible et rempli de bonnes intentions peut-il alors se comporter agressivement en état de fatigue cognitive ? Ses comportements agressifs et contraires à sa volonté pourraient résulter de l’influence accrue de ses attitudes inconscientes. Selon le modèle dualiste du comportement, tout comportement découle de deux types d’attitudes : conscientes et inconscientes7. Alors que les attitudes conscientes désignent les valeurs et standards moraux dont l’individu a connaissance, les attitudes inconscientes représentent les sentiments et pulsions lui étant inconnus et se manifestant de façon automatique. Ces deux types d’attitudes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils peuvent mener à un même comportement ou compétitionner entre eux s’ils ont activé des comportements différents7. Par exemple, à la vue d’un gâteau, un individu pourrait vivre un véritable supplice, partagé entre sa diète et ses pulsions inconscientes l’incitant, respectivement, à refuser ou à dévorer le dessert.

 

L’influence relative des attitudes conscientes et inconscientes sur le comportement dépend des ressources de contrôle de soi disponibles2,8,9. En situation de pleines ressources, les attitudes conscientes déterminent le comportement, tandis que lorsque ces ressources diminuent, le contraire survient : les attitudes inconscientes détiennent une plus grande influence. Ainsi, un individu épuisé s’appuie sur des modes de pensées et d’actions par défaut et fonctionne sur le « pilote automatique ». Par conséquent, s’il possède des automatismes de nature agressive, il pourrait agir de façon violente10.

Figure 2 – La fatigue cognitive augmente l'influence des attitudes inconscientes sur le comportement et diminue celle des attitudes conscientes.

Entrainer la capacité de contrôle de soi

Tous et toutes auraient donc avantage à augmenter la taille de leur « réservoir » de contrôle de soi pour réduire leur vulnérabilité aux effets nuisibles de la fatigue cognitive. Les individus ayant un réservoir de dimensions moindres en bénéficieraient particulièrement, tels que ceux avec de faibles niveaux de glucose dans le sang11 ou dont le cortex préfrontal* est endommagé12.

 

Bien qu’aucune station-service n’existe afin de « faire le plein » de contrôle de soi, plusieurs études suggèrent que la capacité à se contrôler fonctionnerait comme un muscle, pouvant se fatiguer après l’effort, mais également se renforcer par l’entrainement13,14. En effet, exercer son contrôle personnel dans un domaine permettrait de devenir meilleur pour se contrôler dans d’autres domaines. Par exemple, des participant·es ayant déployé des efforts de contrôle de soi lors d’un programme d’exercice physique ont réduit leur consommation d’alcool et de caféine, ont amélioré la régulation de leurs émotions et ont déclaré étudier davantage15. Le jogging quotidien d’Olivia pourrait donc augmenter sa capacité de contrôle personnel et, ainsi, bénéficier à divers domaines, tels que sa moyenne académique, la propreté de son logement et sa relation amoureuse!

 

La fatigue cognitive, mythe ou réalité ?

Quoique largement influente depuis son introduction dans la littérature scientifique en 199816, la théorie de la fatigue cognitive suscite des avis mitigés. Plusieurs méta-analyses* l’ont mise à l’épreuve des statistiques : une première a confirmé la véracité du phénomène17, tandis que d’autres n’ont trouvé aucune preuve que la fatigue cognitive existe réellement18,19,20. En définitive, la théorie de la fatigue cognitive parviendra-t-elle à s’enraciner dans la littérature ou sera-t-elle reléguée aux archives de la psychologie ?

 

Lexique

Cortex préfrontal : Partie antérieure du cerveau permettant d’adapter les comportements selon le contexte, les besoins et les buts poursuivis. Il inclut les fonctions cognitives dites « supérieures », telles que la planification et l’abstraction21.

 

Méta-analyse : Démarche statistique permettant de résumer quantitativement les données relatives à une question de recherche grâce à la mise en commun d’études indépendantes22

 

Références

1 Baumeister, R. F., Vohs, K. D. et Tice, D. M. (2007). The strength model of self-control. Current Directions in Psychological Science, 16(6), 351-355. https://doi.org/10.1111/j.1467-8721.2007.00534.x

2 Hofmann, W., Rauch, W. et Gawronski, B. (2007). And deplete us not into temptation: Automatic attitudes, dietary restraint, and self-regulatory resources as determinants of eating behavior. Journal of Experimental Social Psychology, 43(3), 497-504. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2006.05.004

3 Wheeler, S. C., Briñol, P. et Hermann, A. D. (2007). Resistance to persuasion as self-regulation: Ego-depletion and its effects on attitude change processes. Journal of Experimental Social Psychology, 43(1), 150-156. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2006.01.001

4 Vohs, K. D., Glass, B. D., Maddox, W. T. et Markman, A. B. (2011). Ego depletion is not just fatigue: Evidence from a total sleep deprivation experiment. Social Psychological and Personality Science, 2(2), 166-173. https://doi.org/10.1177%2F1948550610386123

5 DeWall, C. N., Baumeister, R. F., Stillman, T. F. et Gailliot, M. T. (2007). Violence restrained: Effects of self-regulation and its depletion on aggression. Journal of Experimental Social Psychology, 43(1), 62-76. https://doi.org/10.1016/j.jesp.2005.12.005

6 Stucke, T. S. et Baumeister, R. F. (2006). Ego depletion and aggressive behavior: Is the inhibition of aggression a limited resource? European Journal of Social Psychology, 36(1), 1-13. https://doi.org/10.1002/ejsp.285

7 Strack, F. et Deutsch, R. (2004). Reflective and impulsive determinants of social behavior. Personality and Social Psychology Review, 8(3), 220-247. https://doi.org/10.1207/s15327957pspr0803_1

8 Hofmann, W., Friese, M. et Strack, F. (2009). Impulse and self-control from a dual-systems perspective. Perspectives on Psychological Science, 4(2), 162-176. https://doi.org/10.1111/j.1745-6924.2009.01116.x

9 Vohs, K. D. (2006). Self-regulatory resources power the reflective system: Evidence from five domains. Journal of Consumer Psychology, 16(3), 217-223. https://doi.org/10.1207/s15327663jcp1603_3

10 Schmidt, A. F., Zimmermann, P. S., Banse, R. et Imhoff, R. (2015). Ego depletion moderates the influence of automatic and controlled precursors of reactive aggression. Social Psychology, 46(3), 132-141. https://doi.org/10.1027/1864-9335/a000233

11 Gailliot, M. T., Baumeister, R. F., DeWall, C. N., Maner, J. K., Plant, E. A., Tice, D. M., Brewer, L. E. et Schmeichel, B. J. (2007). Self-control relies on glucose as a limited energy source: Willpower is more than a metaphor. Journal of Personality and Social Psychology, 92(2), 325-336. https://doi.org/10.1037/0022-3514.92.2.325

12 Heatherton, T. F. et Wagner, D. D. (2011). Cognitive neuroscience of self-regulation failure. Trends in Cognitive Sciences, 15(3), 132-139. https://doi.org/10.1016/j.tics.2010.12.005

13 Baumeister, R. F., Gailliot, M., DeWall, C. N. et Oaten, M. (2006). Self-regulation and personality: How interventions increase regulatory success, and how depletion moderates the effects of traits on behavior. Journal of Personality, 74(6), 1773-1802. https://doi.org/10.1111/j.1467-6494.2006.00428.x

14 Finkel, E. J., DeWall, C. N., Slotter, E. B., Oaten, M. et Foshee, V. A. (2009). Self-regulatory failure and intimate partner violence perpetration. Journal of Personality and Social Psychology, 97(3), 483-499. https://doi.org/10.1037/a0015433

15 Oaten, M. et Cheng, K. (2006). Longitudinal gains in self‐regulation from regular physical exercise. British Journal of Health Psychology, 11(4), 717-733. https://doi.org/10.1348/135910706X96481

16 Baumeister, R. F., Bratslavsky, E., Muraven, M. et Tice, D. M. (1998). Ego depletion: Is the active self a limited resource? Journal of Personality and Social Psychology, 74(5), 1252-1265. https://doi.org/10.1037/0022-3514.74.5.1252

17 Hagger, M. S., Wood, C., Stiff, C. et Chatzisarantis, N. L. (2010). Ego depletion and the strength model of self-control: A meta-analysis. Psychological Bulletin, 136(4), 495-525. https://doi.org/10.1037/a0019486

18 Hagger, M. S., Chatzisarantis, N. L. D., Alberts, H., Anggono, C. O., Batailler, C., Birt, A., Brand, R., Brandt, M. J., Brewer, G., Bruyneel, S., Calvillo, D., Campbell, W., Cannon, P., Carlucci, M., Carruth, N., Cheung, T., Crowell, A., Ridder, D., Dewitte, S., … Zwienenberg, M. (2016). A multi-lab pre-registered replication of the ego-depletion effect. Perspectives on Psychological Science, 11(4), 546-573. https://doi.org/10.1177/1745691616652873

19 Carter, E. C., Kofler, L. M., Forster, D. E. et McCullough, M. E. (2015). A series of meta-analytic tests of the depletion effect: Self-control does not seem to rely on a limited resource. Journal of Experimental Psychology: General, 144(4), 796-815. https://doi.org/10.1037/xge0000083

20 Vohs, K., Schmeichel, B., Lohmann, S., Gronau, Q., Finley, A., Ainsworth, S., Alquist, J., Baker, M., Brizi, A., Bunyi, A., Butschek, G., Campbell, C., Capaldi, J., Cau, C., Chambers, H., Chatzisarantis, N., Christensen, W., Clay, S. et Curtis, J. (2020). A multi-site preregistered paradigmatic test of the ego depletion effect. Psychological Science, 1-74. https://doi.org/10.1177/0956797621989733

21 Volle, E. et Levy, R. (2014). Rôle du cortex préfrontal dans l’adaptation comportementale chez l’homme. Med Sci (Paris), 30(2), 179-185. https://doi.org/10.1051/medsci/20143002016

22 Buteau, S. (2016). La méta-analyse : Bien plus que le simple calcul d’un effet combiné! Institut national de santé publique du Québec. https://www.inspq.qc.ca/bise/la-meta-analyse-bien-plus-que-le-simple-calcul-d-un-effet-combine

 


 

Crédits photographiques

1 Summer, L. (2021, 3 janvier). [Jeune femme ayant un accès de colère envers sa partenaire] [photo]. Pexels. https://www.pexels.com/fr-fr/photo/lumineux-femmes-relation-centrale-6383204/

2 Slampyak, T. (2019, 29 novembre). Ego depletion [image]. Lean By Habit. https://leanbyhabit.com/2019/03/15/discover-a-surprising-willpower-mantra-that-actually-works/

3 Masson, R. (2021, 10 mai). Effet modérateur de la fatigue cognitive [figure]. Adapté de Hofmann, W., Friese, M. et Strack, F. (2009).

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